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Nicolas Becqueret
ATER à l'Université Paris 3, Sorbonne Nouvelle, UFR Communication
Chercheur au GRPC, Groupe de Recherche en Psychologie de la Communication
Secrétaire général du Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Radio (GRER)


Cet article est paru dans - Questionner l'internationalisation -, Actes du XIVe congrès national des sciences de l'information et de la communication , Béziers, mai 2004, pp. 103-110.

 

La parole des auditeurs dans les émissions de radio informatives en France :

Entre tradition républicaine et tentation libérale

 

La parole des auditeurs à la radio est omniprésente dans les programmes d'information. L'observation sociohistorique des visées médiatiques nous apprend que la place traditionnellement faite à ces discours est différente en France et aux Etats-Unis. Si le premier pays a toujours valorisé les médias dans leurs rôles didactiques de formation à la citoyenneté il n'en est pas de même outre-atlantique. En ces temps de mondialisation de la communication qu'en est-il de la parole des auditeurs dans ces programmes en France ? Est-elle devenue une copie conforme des programmes U.S. ? Propose-t-elle un modèle qui lui est propre ?  Et si oui comment l'appréhender et l'analyser pour mieux en rendre compte ?

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Des émissions interactives

Aujourd'hui la totalité des stations commerciales françaises et la majorité des stations du service public ouvrent plusieurs fois par jour leurs antennes à la parole des auditeurs. Savoir que les émissions interactives génèrent beaucoup d'audience et avoir en tête que donner la parole aux auditeurs ne coûte pas cher, et peut même, dans certains cas, rapporter de l'argent aux stations de radios (via la mise en place d'un numéro de téléphone surtaxé) permet aisément de comprendre pourquoi, depuis une dizaine d'années, cette parole se fait sans cesse plus présente sur les ondes.

Autrefois davantage confinées et contrôlées au sein d'émissions strictement encadrées avec des prises de parole peu engagées socialement et politiquement, comme les jeux (du type « La valise R.T.L. ») ou les programmes nocturnes de confession (du type « les sans-sommeils » de M. Béranger), les interventions d'auditeurs sont aujourd'hui dans l'ensemble des programmes. Une observation rapide permet de distinguer qu'elles s'articulent autour de deux grands modes de parole : un premier qui relève d'un discours égocentré, d'ordre privé (expérience et problème personnel…) et un second qui relève du discours commun et qui s'inscrit dans une parole publique (politique, culture…). C'est ce second type de parole qui nous intéresse ici. On l'entend essentiellement dans des émissions d'information, traitant de l'actualité. Dès lors un certain nombre de questions portant sur l'expression des auditeurs dans ces programmes méritent d'être posées. Comment s'organisent ces interventions ? Quelles logiques médiatiques sous-tendent cette parole ? Et comment analyser ce contenu de parole ? Nous allons tenter d'apporter quelques éléments de réponses à ces interrogations.

 

La parole des auditeurs dans les programmes à visée informationnelle 

L'observation des programmes informationnels interactifs permet de distinguer deux types d'interventions d'auditeurs.

- Des interventions dans des séquences spécifiques très encadrées. En général ces séquences interactives sont proposées aux auditeurs lors des grands rendez-vous d'information le matin dans des programmes du type « Radio Com c'est vous » sur France Inter, le midi (« Les auditeurs ont la parole » sur RTL) ou le soir (« Le téléphone sonne » sur France-Inter).

- Des interventions dans des émissions entières durant de deux à quatre heures qui permettent aux auditeurs de réagir sur l'actualité : c'est le cas par exemple de certaines émissions de RMC info, le matin avec J.-J. Bourdin ou le midi avec C. Spitz. Ce type de parole, longtemps confiné en France à de petites stations associatives , a récemment pris de l'ampleur.

A partir de cette observation empirique nous avons émis les deux hypothèses suivantes : le premier type de programme s'inscrit dans une tradition de parole issue d'un modèle républicain, d'inspiration française, alors que le second s'inscrit dans une tradition de parole issue d'un modèle libéral, d'inspiration américaine. Nous proposons d'observer rapidement le fondement de ces deux types de parole publique, le premier s'inscrivant dans une logique républicaine d'accès au savoir et le second s'inscrivant dans une logique de liberté d'expression, porté dans le même temps par une logique libérale de rentabilité.

 

Une tradition républicaine et une logique libérale

Notre première hypothèse part de l'idée que les émissions interactives françaises s'inscrivent dans une longue tradition citoyenne et républicaine. Contrairement à d'autres nations notre pays a toujours développé un service public médiatique fort. Ainsi le monopole d'état sur la radio de 1945 à 1981 a fondé une manière de concevoir la parole journalistique, toujours dominante au sein du service public.

Nous considérons que les médias sont non seulement des machines à spectacles permanents (même dans le cas des programmes d'information ), mais aussi de formidables machines à lien social. P. Chambat rappelle que ce lien social a été historiquement façonné par les citoyens dans leurs participations à la chose publique, la fête et le spectacle contribuant non seulement à élever la cohé­sion du peuple, mais aussi à élever sa compétence «  au niveau requis par son rôle de souverain dans la République (…). Cette vision anti-utilitariste colore toute l'histoire de la République  » . Avec J. Donzelot il explique que la notion de service public émerge à la fin du 19ieme afin de maintenir l'ordre social et la République. Il s'agit notamment de modérer les passions du peuple en les canalisant vers la participation à une oeuvre réformatrice . « De ce projet, symbolisé par l'école mais porté aussi par d'autres services publics tel le logement social, la télévision est l'héritière » . Ainsi, l e spectacle en général, comme le spectacle médiatique, occupe des fonctions politiques d'intégration, de mobilisation démocratique et de formation au rôle de citoyen . Par le spectacle, puis par la médiatisation il s'agit pour la République de pro­longer l'action initiale de l'école sur l'ensemble de la société. La radio française avec son service public n'offrant qu'une place restreinte aux auditeurs à la radio est fortement marquée par cette tradition républicaine .

Aux Etats-Unis les talk radios occupent une place très importante. Ces stations sont entièrement consacrées à la parole des auditeurs qui se succèdent toute la journée durant. Contrairement à la France, les émissions interactives qui traitent de l'actualité politique et sociale ne sont pas prises en charge par des journalistes, respectant une déontologie, mais par des animateurs cherchant la satisfaction des annonceurs en divertissant le public, inscrivant leur travail avant tout dans une logique d'audience. Les talk radios seraient, comme le signale le professionnel des médias P. Bellanger : «  une forme de radio de pure opinion saignante et provocante qui enflamme immédiatement le débat entre les publics conservateurs et populaires qui sont les principaux fidèles de ces radios. On est (…) dans un jeu populiste de contestation de l'ordre établi  » . De plus on observe que ce sont les groupes financiers soutenant les hommes politiques qui contrôlent ces radios. La parole est alors donnée en priorité à ceux qui soutiennent leurs points de vue. Le journaliste Canadien E. Alterman explique que : « le paysage radiophonique américain est désormais dominé par des animateurs ultra conservateurs. (…) Les progressistes sont peu nombreux et ils ne bénéficient pas de la confiance de gros investisseurs  » . Ainsi c'est avant tout la logique économique qui impose sa logique aux animateurs et qui oriente bien souvent les propos diffusés.

 

La situation française aujourd'hui

Depuis une vingtaine d'années en France, notamment avec le développement des radios libres devenues depuis majoritairement des réseaux commerciaux, la tradition républicaine semble être moins à l'ordre du jour. L'attitude des médiateurs a changé : l'animateur instaure une relation d'égalité avec l'auditeur et les thèmes évoqués vont davantage dans le sens de son vécu. La figure de l'auditeur anonyme ordinaire prime. Ainsi, depuis quelques années, certains programmes permettent aux auditeurs de réagir, si ce n'est librement, du moins plus longuement qu'auparavant, sans interpeller une figure d'expert, jusqu'alors traditionnellement présente. Dès lors on pourrait penser que ces émissions s'inspirent très fortement des talk radios américaines et canadiennes. Or les critiques radicales venant de chercheurs d'outre-atlantique sont souvent peu opérantes pour analyser la parole radiophonique de l'hexagone, puisque très marquées par l'analyse des intérêts politico-économiques qui expliquent la diffusion de discours partisans. On ne peut donc pas reprendre ces travaux et les appliquer aux programmes français. En revanche, ils sont éclairants s'ils sont discutés. C'est pourquoi nous retenons les critiques du canadien J. de Guise qui revient sur la typologie des sources d'informations qui influenceraient l'opinion publique établie par S. Kelman  : le récepteur d'un média croit un premier type de source en raison de sa crédibilité (parole d'expert), il fait confiance à un second type de source en raison de son autorité (représentant de l'état) et un troisième type de source en raison de ces qualités physiques, intellectuelles ou humaines supérieures. Pour J. de Guise, l'auditeur intervenant ne possède aucune de ces qualités. Constatant la manière dont les auditeurs interviennent à l'antenne il ajoute : «  c'est l'égalitarisme poussé à l'extrême. Par la tribune téléphonique, le leadership est exercé par des égaux et chacun peut y accéder momentanément, à tour de rôle. C'est le paroxysme de la démocratie, mais c'est une démocratie incompétente  ». On reproche également aux journalistes de ne pas inviter l'auditeur à argumenter. Ainsi la légitimité de ce dernier reposerait sur un seul fondement : son vécu. Dans le même ordre d'idée, en France, D. Cardon met en doute l'utilité sociale de la parole des anonymes à la radio : «  une des faiblesses structurelles de l'espace public contemporain (…) est de ne plus être en mesure de lier la multiplication des témoignages à des instruments critiques suffisamment consolidés pour baliser l'espace dans lequel sont discutés des points de vue contradictoires  ». L. Laplante à propos des tribunes québécoises est quant à lui plus radical : «  Le premier mythe à faire crever à propos des tribunes téléphoniques, c'est celui de la représentativité. Ni de près ni de loin, ces ramassis d'affirmations abruptes et de préjugés belliqueux n'ont, en effet, le droit de se dire typique de ce que pense la population  » .

Il apparaît assez clairement que ce type de discours critique remet essentiellement en question la volonté de la radio à créer un espace public différent de l'espace Républicain traditionnel qui se doit d'être fondé sur la rationalité et impose l'absence de passions dans les avis formulés .

Finalement la question centrale que l'on doit se poser à la suite de cette courte présentation de ces deux grands modèles est de savoir si le débat public radiophonique, tel qu'il se présente à nous en France aujourd'hui, est un réel espace démocratique ou un simple lieu de spectacle. Essayons d'y voir plus clair : l'émission interactive informationnelle est un lieu d'échange et de rencontre dans lequel se confronte des idées et des opinions. Chacun peut, s'il le désire, participer par téléphone au déroulement langagier. Par ailleurs cette radio participative permet aux représentants des différents groupes d'intérêts, lobbies et autres associations de s'exprimer dans cet espace médiatique. Quelles que soient les relations qui s'établissent au sein de cette grande communauté d'échange, elles permettent à chacun de s'enrichir, de co-construire des savoirs et des valeurs mais peuvent aussi être à la source de conflits . On pourrait penser que ces émissions concourent au développement d'un débat public rendu possible par, justement, l'expression de l'opinion publique. Mais la parole n'est pas libre dans ces programmes car pour cela il faudrait, comme l'explique M. Bromberg, que les processus interactionnels soient «  bi-directionnels, (…) les actes de parole deviennent des interactes de parole, et [ que ] chaque interlocuteur participe à des règles et à des devoirs. » . Ainsi, les énonciateurs devraient être des co-énonciateurs et les acteurs sociaux des co-acteurs qui coopèrent activement à poursuivre en commun l'élucidation raisonnée et argumentée d'un problème particulier à travers des comportements langagiers faits de principes, de règles et de devoirs inscrits dans un contrat de communication particulier. Or les émissions interactives ne permettent pas ce type d'échange.

Alors que penser de cette parole médiatée ? Reprenant les propos de L. Laplante affirmant que les émissions interactives ne sont pas des lieux de représentativité du discours citoyen nous proposons d'envisager un paradigme en rupture, en effet, avec cette idée figée d'espace public épuré de discours passionnel et émotionnel. J.-P. Esquenazi rappelle la «  longue tradition de jugements sommaires prononcés par des membres de la culture dite élitiste au sujet de la culture dite populaire  ». La procédure est la suivante : le cadre de participation (Goffman) est inclus à l'intérieur du cadre de réception fondé sur les valeurs de la culture cultivée . Dans cette tradition la plupart des programmes télévisuels et radiophoniques sont considérés comme absurdes, bêtes, abrutissants et mal faits. « Une litanie sans fin d'offensives lettrées (…) suit ce modèle sans jamais en dévier, ajoutant parfois une pointe de moralisme à l'intention de leurs fabricants » . Cet auteur explique très justement que les protagonistes de ces critiques radicales méconnaissent complètement la diversité et les manières spécifiques de suivre ces programmes de la majorité silencieuse des récepteurs. Ils estiment que la radio doit être uniquement un espace omnidirectionnel de diffusion du savoir de celui qui sait et qui se trouve derrière le micro, vers celui qui est supposé ne pas savoir, l'auditeur. Si cette dimension éducative et didactique de la radio doit être effectivement préservée, elle n'est pas la seule et unique. En observant les émissions interactives dans leur ensemble, il apparaît comme évident que la parole diffusée s'inscrit davantage dans un discours de la quotidienneté que dans l'idée d'un espace public démocratique. En cela on y retrouve les discours qui lui sont inhérents : des propos sur l'état général du monde et sur l'actualité, des échanges et des questionnements portant sur un certain nombre de faits, des points de vues sur le monde motivés plus par l'émotionnel que par le rationnel, etc.. Quiconque passe une journée à l'écoute des différents programmes interactifs informationnels comprend immédiatement que les instances médiatiques, tout comme les auditeurs, ne cherchent pas le discours rationnel à tout prix mais bien plus souvent la narration de faits authentiques parfois accompagnée d'un point de vue personnel ou d'une appréciation. L'auditeur, comme l'affirme D. Cardon, se dit : « Je peux m'exprimer sur ce sujet car j'ai vécu telle situation  » . Et pourquoi lui reprocherait-on cela ?

Plus précisément, il nous semble que deux discours sont souvent confondus : celui de l'instance médiatique et celui de l'auditeur. C. Chabrol a montré la prégnance de la référence normative dans les discours médiatiques qui «  ne sont pas reçus comme de simple discours « tenus » mais comme des discours extra-ordinaires (un spécialiste autorisé dit publiquement…) et « tenables » (…) où les dits sont immédiatement situés dans la dimension du dicible  » . C'est pourquoi, si les propos informatifs, tenus par les professionnels du média se positionnant explicitement comme informateurs et détenteurs d'un savoir, sont perçus comme des discours extra-ordinaires, il n'en est pas de même des propos tenus par les auditeurs anonymes. L'auditeur sait faire la différence entre des propos argumentés et vérifiés tenus par un journaliste et/ou un expert et celui d'un auditeur donnant son point de vue sur un événement.

  

Pour une autre optique de recherche

Les émissions interactives qui proposent de réagir sur l'actualité (avec ou sans parole d'experts) ne peuvent structurellement pas être des espaces démocratiques. A mi-chemin entre, d'une part, les grands principes républicains d'accès au savoir et, d'autre part, une logique spectatorielle de rentabilité économique, ces programmes proposent de nouveaux modes de parole et d'échange qu'il nous faut apprendre à mieux analyser, sans les rattacher à des types de discours antérieurs et plus traditionnels. Nous pensons que ce n'est que dégagé des préjugés sociohistoriques et sociopolitiques , en se penchant - précisément - sur l'analyse des discours produits dans ces programmes que l'on pourra véritablement connaître les discours qui s'y déroulent.

Ainsi les travaux portant sur le genre doivent être convoqués. Selon l'angle Wittgeinsteinien les genres sont entendus comme ancrés dans la tête des sujets émetteurs et récepteurs de messages langagiers, dans une situation donnée. On suit P. Charaudeau lorsqu'il explique qu'un texte est produit dans une situation contractuelle d'échange social : « un type de texte dépend essentiellement des contraintes situationnelles » . Effectivement, la situation de communication est un lieu de contrainte qui organise plus ou moins l'orientation discursive des propos tenus par les différents protagonistes en fonction du lieu, des visées poursuivies, en fonction de leurs identités respectives et en fonction des contraintes matérielles de la communication. Si l'énumération et la classification de ces contraintes sont une première étape nécessaire pour la connaissance des genres de discours, elles ne permettent cependant en aucun cas de conclure à la définition de genres stabilisés, car les spécificités récurrentes sont non seulement observables dans la situation (à la manière dont l'entend P. Charaudeau), mais aussi à l'intérieur du texte produit par le discours. C'est pourquoi nous préconisons une démarche analytique qui vise à retrouver ces spécificités récurrentes au sein du discours.

Plus précisément, avec C. Chabrol, nous concevons les genres «  comme des simulacres de schématisations cognitives et de réseaux de représentations sémantiques et conceptuelles disponibles dans la mémoire à long terme  » . Les acteurs sociaux disposent ainsi en mémoire d'un répertoire paradigmatique de type de discours, car avant d'enter dans un jeu d'expectations croisées, il est en effet nécessaire d'avoir accompli un apprentissage socio langagier propre au genre discursif. C'est pourquoi notre travail d'analyste tente non seulement de retrouver les dimensions situationnelles des grands genres discursifs mais cherche aussi à rendre compte des dimensions discursives qui les stabilisent.

 

Conclusion

Afin obtenir des résultats chiffrés concernant l'organisation des discours dans les émissions interactives il faut dépasser les approches globalisantes. C'est pourquoi nous proposons une double démarche analytique, à la fois top-down (niveau situationnel) et bottom-up (niveau discursif) ce qui permet de comparer la situation discursive et le contenu réel des actes langagiers (temps de parole, types de prises de parole, types d'actes discursifs, etc.), accompagné, dans un second temps, d'une étude expérimentale concernant la réception de ces discours par des auditeurs. Ce triple mouvement devrait permettre de nous éclairer davantage sur les genres radiophoniques ainsi que sur cette grande inconnue qu'est l'appropriation des discours médiatiques par les acteurs sociaux. De plus nous pensons qu'adopter une telle méthode pour une analyse des programmes médiatiques au niveau international pourrait fournir des résultats pertinents car aisément comparables. Vaste programme de recherche…