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Nicolas Becqueret
ATER à l'Université Paris 3, Sorbonne Nouvelle, UFR Communication
Chercheur au GRPC, Groupe de Recherche en Psychologie de la Communication
Secrétaire général du Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Radio (GRER)


Cet article est paru dans - Les cahiers du CREDAM -, Publications du CLEMI, Paris, Novembre 2002, pp. 85-91, (en milieu d'article un tableau etait proposé, il n'est techniquement pas possible de le reproduire ici).

 

Les émissions interactives à la radio : la parole par téléphone.

Quelle parole ?

Dans les sciences humaines les analyses concernant le langage sont aujourd'hui foisonnantes. Cette tendance se retrouve évidemment au sein des sciences de l'information et de la communication. On peut noter cependant que rares sont les études concernant les échanges langagiers diffusés à la radio. C'est pourtant un média omniprésent. Plus de 70% des français l'écoute quotidiennement. Les sondages montrent même que les 15-24 ans passent davantage de temps à écouter la bande FM qu'à regarder la télévision. Parmi leurs programmes préférés il y a ce qu'on appelle communément « les émissions interactives ». Ce terme définit des émissions de radio dans lesquelles l'auditeur est invité à parler sur l'antenne par téléphone. Ces programmes  connaissent un très grand succès : les émissions du soir qui ciblent un jeune public (15-25 ans) recueillent les plus fortes audiences toutes radios confondues depuis 1992 : Malher de 1992 à 1994 sur Skyrock avec « Bonsoir la planète », puis Doc et Difool ainsi que Max sur Fun Radio de 1995 à 1999 et leurs émissions respectives « Lovin fun » et « Le star system » et aujourd'hui toujours le même Difool qui chaque soir sur Skyrock attire environ un million d'auditeurs (sondages Médiamétrie pour la période allant de janvier à mars 2002). Ce succès populaire a poussé de nombreuses stations musicales nationales à instaurer ce type d'émission chaque soir dans leurs grilles de programme notamment NRJ et Europe 2. De même, Europe 1, RMC et RTL, permettent à leurs auditeurs d'intervenir dans une très grande partie de leurs programmes.

A l'écoute de ces émissions interactives on est frappé par l'hétérogénéité à la fois des propos qui y sont tenus mais aussi par les différences fondamentales concernant les mises en scènes discursives. Si ces programmes ont en commun de faire intervenir les auditeurs à l'antenne ils le font de manières très différentes. Pour tenter de comprendre ce qui s'y passe il est donc nécessaire d'élaborer une grille d'analyse afin d'observer ce qui distingue ces émissions, une grille qui s'inscrirait dans une optique psychosociale rattachée aux sciences de l'information et de la communication.

 

Une communauté de parole

Les interactions médiatisées traitent du monde au sens général. Si l'on considère les médias comme le miroir de la société, l'émission interactive en tant qu'elle traite des objets du monde avec ses auditeurs est non seulement le miroir de la société mais aussi le miroir de son public. En effet : elle représente tout autant qu'elle crée de la représentation.

Les émissions interactives s'organisent autour des savoirs et des croyances des différents participants (instances médiatiques, invités et auditeurs intervenant par téléphone). L'on y endosse des rôles afin de construire une communauté de parole. Cela signifie que les auditeurs pris individuellement ou dans leur totalité ont, face au programme médiatisé, des systèmes de pensée préétablis, de schèmes interprétatifs qui vont induire des réactions particulières. Une intervention par téléphone dans une émission est donc précédée d'une représentation chez l'auditeur-intervenant de ce que doit être précisément cette intervention dans cette émission particulière.

On sait que l'étude des représentations est un champ de recherche infini. Par exemple une émission interactive à la radio en tant qu'elle est vecteur de représentations influe obligatoirement à d'autres niveaux que le simple niveau de l'émission. Médiatique, elle prend place dans la vie sociale et son influence sur la construction des représentations propres aux individus est incommensurable ! Sous quel angle doit-on alors appréhender cette notion ? Puisque la représentation est une forme de savoir pratique reliant un sujet à un objet, l'interrogation consiste à se demander quels sont les savoirs pratiques des auditeurs en situation d'intervention à l'antenne.

Par ailleurs on se souviendra que tout programme médiatique s'efforce de partager avec son public des représentations culturelles construites dans un partage commun de représentations mentales et collectives.

On postule que les groupes sociaux possèdent des représentations sociales communes. A partir de là on peut proposer l'idée de groupes d'auditeurs qui écoutent régulièrement les émissions interactives. Ils connaissent le contrat de communication qui lui correspond et savent intervenir à l'antenne en respectant les représentations propres à chaque type de programme. En effet, dans les émissions interactives la représentation préexiste, et concourt au futur déroulement de l'interaction. Avant même de parler sur une station il faut donc adhérer aux formes de pensées propres de l'émission, propres au type de programme, formes de pensées résultant des interactions antérieures. Il faut connaître et partager (plus ou moins) les idées, le langage choisis et mis en avant par l'instance médiatique et les autres intervenants.

Activer en mémoire un schéma de connaissance signifie que, pour comprendre le monde, nous avons en mémoire des scripts, c'est à dire des représentations stéréotypées de séquences d'actions ou d'événements familiers inscrits dans une chaîne causale. Selon P.Coirier les scripts « correspondent à la mise en oeuvre de comportements déterminés par des buts.  » Ce concept initialement développé par R. C. Schank et R. P. Abelson nous permet, par exemple, de reconnaître la séquencialité d'événements courants comme aller chez le médecin, aller au restaurant etc.… Ces scripts pré-dessinent un mode d'appropriation des événements du monde. Ils occupent un rôle primordial pour la réception des émissions interactives à la radio mais aussi pour les interventions des auditeurs intervenant à l'antenne pour qui ces scripts font offices de modèles d'interventions.

Ces modèles qui permettent à l'auditeur de donner sens à ce qu'il entend sont d'ordres discursifs. Il s'agit donc de modèles de discours. Cette modélisation s'avère être routinière dans les programmes médiatiques. Cela permet au chercheur non seulement de travailler à la reconnaissance de ces formes routinières dans une optique sémio-linguistique, mais aussi de reconnaître, dans le cas d'une émission interactive, le contrat de communication qui lie l'instance médiatique avec son auditorat qui intervient par téléphone afin de participer à l'émission.

Des genres de discours

Les individus qui entrent en communication doivent, avant tout, tenir compte de la situation spécifique dans laquelle ils se trouvent. A partir de cette situation, ils interviennent de manière à s'insérer dans le contrat de communication propre à la situation. L'auditeur intervient en fonction de ses croyances et de ses connaissances quant à la situation. Il répond à la question : « on est là pour quoi faire ensemble ? » ; et à partir de là il sait répondre à la question : « on est là pour quoi dire et comment ? » A la manière de C. Chabrol l'hypothèse est faite de «  l'existence de macro-structures méta-textuelles ou  genres ou sous-genres situationnellement (socialement et pratiquement) et sémio-linguistiquement déterminés ou  préprogrammés. (…) Les participants d'un échange langagier se formulent explicitement ou en général implicitement une « expectation croisée » sur la nature des discours « attendus » et ne procède pas au hasard ou de façon probabiliste par inférences sur les régularités statistiques des discours antérieurs. (…) Les procès de réceptions et de productions réfèrent à des normes de rôles socio-langagières supposées connues des participants et partagées, dans une situation rattachable à un domaine de la pratique sociale . ». Ici le domaine de la pratique sociale est le cadre des émissions interactives à la radio.

Il est légitime de parler de contrat (le contrat engage les deux parties au contraire de la promesse qui est unilatéral ) car il s'articule sur deux niveaux : celui des instances médiatiques et celui des auditeurs, ces deux niveaux se renvoyant l'un l'autre, tel un jeu de miroirs leurs propres représentations. En effet, alors que le média tente de se rapprocher de son public supposé, le public (ou une partie du public ) intervient en jouant le jeu, en endossant le rôle qu'il lui semble nécessaire d'endosser pour intervenir de la manière la plus adéquate, la plus en phase avec la représentation mentale qu'il possède de l'émission, de façon à s'insérer quasi-naturellement dans le contrat de communication implicitement ou explicitement demandé .

Il existe des genres particuliers d'interventions propres à chacun des genres d'émissions interactives à la radio. A chaque genre correspond un rôle à endosser afin de respecter le contrat de communication propre au programme.

 

Mise en scène discursive

E. Goffman a démontré la place prépondérante des représentations mentales qui se trouvent dans la conscience du sujet au moment d'endosser un rôle. Si, avec lui, nous envisageons la communication comme dramaturgie permanente, alors nous pouvons affirmer que l'auditeur qui intervient dans les émissions interactives endosse nécessairement et plus ou moins consciemment un rôle. Ce rôle est d'autant plus marqué à la radio (par rapport à la vie quotidienne) que le locuteur se trouve sur une scène publique lorsqu'il intervient.

Les interventions d'auditeurs à l'antenne sont mises en scènes par l'instance médiatique. R. Vion rappel que «  jouer un rôle revient à s'inscrire dans une dynamique dont chaque acteur n'est qu'un co-acteur, la communication passe par la coordination et la négo­ciation des rôles.  » Le positionnement de l'auditeur intervenant est déterminé par le média, par la place qu'il lui assigne, par le rôle qu'il lui donne. Ce rôle dans une émission interactive résulte donc des attitudes, des valeurs et des comportements attendus dans l'émission particulière où il décide d'intervenir, mais aussi de son statut qu'il décide ou non de mettre en avant. Il reste donc à l'auditeur une certaine liberté. En effet il peut (plus ou moins selon l'émission) négocier sa place dans l'interaction, sa place énonciative et donc son rôle endossé en annonçant par exemple, son ou ses statuts. C'est en effet de la relation instituée avec le partenaire de la communication que la place et le rôle de l'auditeur dépendent ainsi que de la place effectivement négociée dans et pendant la durée de la séquence interactive, entre l'instance médiatique s'exprimant par la voix de l'animateur ou du journaliste et lui-même.

Tableau classificatoire des émissions interactives à la radio

Je propose de distinguer trois axes la construction d'un tableau permettant de classer les différents genres de programmes interactifs.

Un axe horizontal 

Dans la lignée des travaux de P. Charaudeau, R. Ghiglione de G. Lochard et de J. C. Soulages on peut dire que la radio lors des émissions de parole sont tiraillées entre deux logiques antagonistes : soit proposer aux téléspectateurs une véritable connaissance du monde c'est à dire un apport cognitif, soit privilégier la relation intersubjective.

On distingue dans un premier temps un axe horizontal distinguant l'apport cognitif et la dimension intersubjective dont traitent R. Ghiglione et P.Charaudeau dans « Le TaIk show ou la parole confisquée » .

Un premier axe diagonal

Il détermine d'une part un principe d'information et d'autre part un principe de divertissement.

Jusqu'à maintenant les travaux scientifiques qui se sont intéressés aux instances de production des médias ( P.Beaud, P. Flichy, D. Pasquier et L. Quére, 1997 , mais aussi G. Lochard et H. Boyer, 1998 ) présentent trois types de sous contrats à l'intérieur du contrat de communication médiatique : Le discours informatif, le divertissement et le discours publicitaire. Concernant les émissions interactives, il ne faut retenir que les deux premiers.

•  Le discours informatif est présenté comme étant pris en charge par des équipes journalistiques.

•  Le divertissement est présenté par des animateurs qui recherchent avant tout la satisfaction du public.  

Un second axe diagonal

Il concerne la réception de ces programmes avec d'un coté les émissions considérées comme triviales  et de l'autre les émissions considérées comme sérieuses.

A partir de ces trois axes on peut distinguer les grandes orientations génériques qui viennent se placer en leur sein et qui permettent de définir les différents genres d'émissions interactives à partir des différentes visées des instances médiatiques : le faire rire, le faire jouer, le conseil, le témoignage, le faire savoir, la médiation.

Ainsi, on voit apparaître six grands genres, six grands contrats d'interventions : faire rire, faire jouer, conseiller, témoigner, faire savoir et médiation.

Les émissions interactives s'organisent autour des ces grands contrats mais ne s'y réduisent pas. Elles ne sont donc pas complètement figées autour d'une seule et unique dimension, mais se situent cependant toutes autour d'un genre qui exerce sur elles une sorte d'attraction. Le faire rire, le faire jouer, le conseil, le témoignage, le faire savoir et la médiation représentent des dimensions qui se combinent plus ou moins au sein des programmes. Par exemple un jeu radiophonique restera quoi qu'il arrive dans la sphère d'attraction de la dimension « faire jouer » mais peut également se rattacher secondairement à la sphère du « faire rire ». Autre exemple : une émission de conseil peut intégrer en son sein un témoignage d'auditeur. Cependant si la finalité de ce témoignage est une demande de conseil auprès d'un spécialiste alors l'émission sera résolument à classer dans la sphère du témoignage. On remarque que certaines dimensions pouvent se combiner, par exemple :

•  Conseiller - Témoigner

•  Faire jouer - Faire rire

•  Médiation - Témoigner

Les grands genres d'émissions interactives s'organisent autour de mises en scènes discursives particulières. Les auditeurs intervenant dans ces programmes doivent endosser les rôles qui sont corrélés à ces genres, tout en sachant que certains programmes multiplient les possibilités d'endossement de rôles, et dès lors multiplient les types de discours possibles.

 

Une parole libre ?

Il est possible d'affirmer qu'il n'y a pas à proprement parler de libre parole dans ces émissions de radio. Reprenons P. Charaudeau et R. Ghiglione : «  Dire que la parole est libre c'est dire que les citoyens ordinaires, (…)à propos d'un thème donné, ont tout pouvoir de subvertir le pouvoir de l'animateur par leur parole et par conséquent de laisser celle-ci aller son cours, fut ce au prix de la confusion » . Or c'est loin d'être le cas. Les prises de parole des auditeurs prennent place au sein d'un genre particulier surdéterminé par le contrat de communication propre aux différentes émissions interactives. Les rôles des auditeurs sont préétablis et l'intervenant doit endosser nécessairement le rôle qui correspond au genre. C'est pourquoi on peut affirmer que ce sont les genres qui surdéterminent fondamentalement les rôles langagiers. La parole n'est donc pas libre dans les émissions interactives à la radio, pas plus mais peut être pas moins finalement qu'elle ne l'est dans la plupart des situations de communication institutionnalisées.

L'observation de cette situation de communication médiatique particulière est riche d'enseignements. Elle rappelle que les situations de communication institutionnalisées, qu'elles prennent place sur un média, au sein d'une entreprise ou à l'école, nécessitent de la part des différents interlocuteurs une maîtrise langagière nécessaire afin de savoir mais aussi de pouvoir s'insérer dans le contrat de communication propre à la situation, et propre au genre communicationnel dans lequel on se trouve. Ce contrat est de nature dialogique. Chacun des partenaires en présence doit endosser le rôle qui correspond à sa place institutionnalisée mais doit aussi, dans le même temps, co-construire en permanence la relation et savoir s'adapter à la situation. La liberté existe au sein des contraintes de la situation. C'est finalement une situation très courante : on peut penser par exemple au rapport journaliste-auditeur mais aussi ouvrier-patron, professeur-élève… Ce n'est que dans la maîtrise de ce double mouvement de la part des différents partenaires que l'on peut réunir les conditions d'une communication sereine, respectueuse et constructive.

 

Bibliographie sélective  :

Chabrol, C., - Discours du travail social et pragmatique -, PUF, Paris, 1994.

Charaudeau, P., - Le discours d'information médiatique -, Ina Nathan, 1997.

Ghiglione, R., et Charaudeau, P., - Le taIk show ou la parole confisquée -, Dunod, Paris, 1997.

Lochard, G., et Soulages, J.-C. - La communication télévisuelle -, Armand Colin, Paris, 1998.

Vion, R. - La communication verbale, analyse des interactions - Hachette, Paris, 1992.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coirier, P, Gaonac'h, D., et Passerault, J. M.,- Psycholinguistique textuelle. Approche cognitive de la compréhension et de production des textes -., Colin, Coll. U, Paris 1996, page 67.

Schank, R. C., Abelson R. P., - Script, plans, goals and Understanding -, Hillsdale, Erlbaum, 1977.

Chabrol, C., - Psycho-sociologie du langage : vers un calcul effectif du sens! - « Esprit de société », Mardaga, 1993.

Pour la promesse : voir Jost, F. « la promesse des genres », Réseaux n°81, Paris, CNET, 1997 et à propos de la différence entre promesse et genre : G. Lochard et J.C Soulages - La communication télévisuelle -, Armand Colin, Paris, 1998, page 86, 87.

On peut se demander si le public qui intervient dans les émissions interactives est vraiment représentatif du public de la radio en général. On peut parfois en douter.

Implicitement ou explicitement : cela dépend de l'émission.

Vion, R. – La communication verbale, analyse des interactions – Hachette, Paris,1992, page 82 ;

Leurs travaux d'analyse traitent essentiellement des émissions de parole à la télévision mais on peut aisément les transposer pour la radio.

R. Ghiglione et P. Charaudeau, - Le taIk show ou la parole confisquée -, Dunod, Paris, 1997.

P.Beaud, P. Flichy, D. Pasquier et L. Quére, (sous la direction de) - Sociologie de la communication -, Paris, CNET, 1997.

G . Lochard et H. Boyer, - La communication médiatique -, Le Seuil, Paris, 1998.

R. Ghiglione et P. Charaudeau, - Le taIk show ou la parole confisquée -, Dunod, Paris, 1997.