retour à la liste des articles à consulter

 

 

 

Nicolas Becqueret
ATER à l'Université Paris 3, Sorbonne Nouvelle, UFR Communication
Chercheur au GRPC, Groupe de Recherche en Psychologie de la Communication
Secrétaire général du Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Radio (GRER)


Cet article est paru dans les Actes du colloque des journées d'études de l'Ecole Doctorale ASSIC, - Le zoo humain -, Paris : Université de la Sorbonne-Nouvelle, Juin 2003, pp. 22-27.

 

Un humain encagé à la radio

 

Mots clés : radio, émissions interactives, parole publique, parole privée, scène médiatique, monstration, spectacle, divertissement.

 

Dans l'ouvrage collectif intitulé «  Zoos humains  ». (Bancel, N., Blanchard, P., Boëtsch, G et al., - Zoos humains -, Paris : La Découverte, 2002) P. Blanchard pose la question suivante : « les zoos humains sont-ils toujours opérants comme filtre déformant de notre regard sur l'Autre, dans notre façon de mettre l'Autre en image (…) ?  » Reprenant cette interrogation et l'inscrivant dans le champ des recherches sur les médias et plus particulièrement sur la radio, nous allons tenter d'y apporter une réponse, au moins partielle.

Choquante dans son sens étymologique premier (enfermer des hommes dans des cages) P. Blanchard explique que l'expression   zoo humain renvoie à une définition sociologique : «  Placer l'homme, avec pour objectif qu'il soit vu, dans un espace spécifique reconstitué, non pour ce qu'il fait (…) mais pour ce qu'il est (à travers le prisme d'une altérité réelle ou supposée) est à notre avis la définition la plus précise de ce que sont les zoos humains. » Partant de cette définition nous nous sommes exercés à retrouver un exemple de  zoo humain au sein des programmes radiodiffusés d'aujourd'hui. Jamais annoncés comme tels ils existent cependant. Plus sournois et moins exposés médiatiquement que les zoos humains de la logique télévisuelle (disons la Real TV pour être rapide) ils n'en sont pas moins violents tant dans leurs formes que dans leurs propos.

 

Un type de programme de parole privée

Précisons de quoi nous parlons exactement. Dans les programmes radio qui proposent aux gens ordinaires de participer en intervenant par téléphone, la parole s'articule autour de deux grands modes comme l'ont notamment montré G. Lochard et J.-C. Soulages en sciences de l'information et de la communication ainsi que P. Charaudeau et R. Ghiglione en sciences du langage et en psychologie sociale.

•  Un premier mode relatant un propos relevant du discours commun, qui s'inscrit dans une parole publique (politique, sport, culture…). Ce type de discours porte sur l'actualité et est pris en charge par des journalistes.

•  Un second mode qui relève d'un discours égocentré et donc d'ordre privé (expérience et problème personnel…) pris en charge par des animateurs. Ce mode a été observé et analysé par D. Mehl, en particulier dans son ouvrage « la télévision de l'intimité » . Cette parole privée s'inscrit alors dans des logiques de dispositifs médiatiques visant à produire certains effets. Ces effets peuvent être de deux types :

1) L'intervenant est perçu comme un sujet témoignant. Dans l'interaction verbale c'est alors la logique d'échange et de partage qui prime avec un imaginaire de réciprocité et d'égalité.

2) L'intervenant est perçu comme un sujet montré (satisfaisant le voyeurisme de l'auditeur) et/ou comme un exhibitionniste. Dans cette logique, le simple auditeur procède naturellement à une mise à distance du fait observé. Cela sous-tend alors une relation d'extériorité de la part du récepteur et donc une logique de zoo humain.

Ce second point de vue nous intéresse. On y distingue un dispositif médiatique de mise en scène de la parole privée corrélé avec la problématique du « zoo humain ». Cette parole n'est pas, loin de là, la parole dominante au sein de l'ensemble des émissions interactives à la radio. Elle est même plutôt rare et ne prend place qu'exceptionnellement dans certains programmes de parole privée. Rare et exceptionnelle car, dans son principe même d'interaction, ces programmes fédèrent les auditeurs qui forment des sortes de communautés ou ils témoignent les uns après les autres et souvent proposent de l'aide à ceux qui en expriment la demande. Rare et exceptionnelle, mais néanmoins existante.

Notre communication prend appuie sur l'extrait d'une émission de radio diffusée sur la station Skyrock le 2 mars 2003 vers 23h30 et animée principalement par Difool . Ce programme à succès diffusé chaque soir est suivi par plus d'un million d'auditeur. A titre de comparaison on se souviendra que l'émission de Macha Beranger sur France Inter attire au maximum 70 000 auditeurs. Skyrock est également, rappelons le, la première station musicale en terme d'audience en Ile de France et la station de radio la plus écoutée, toutes radios confondues, par les moins de 25 ans. Difool est la figure emblématique de cette station, animant deux tranches horaires chaque matin de 6h00 à 9h00 et chaque soir de 21h à minuit. De plus c'est le responsable d'antenne de Skyrock. Notons que le langage utilisé par l'animateur dans cet extrait est provocant et vulgaire. Aussi nous sommes-nous posé la question suivante : faut-il s'interdire, au sein de l'Université, l'analyse d'un programme de divertissement appartenant à la culture populaire qui, de plus, fait explicitement référence à des pratiques sexuelles dites alternatives en en parlant crûment et grossièrement ? Nous ne le croyons pas et pensons qu'il faut s'intéresser à tous les types de phénomènes sociaux aussi dérangeants soient-ils surtout lorsqu'ils sont massifs. Et nous avons là un bel exemple d'un phénomène social dérangeant : un zoo humain radiophonique.

 

De la scène médiatique au zoo

Notre parallèle entre le zoo et un certain type de parole privée exhibée à la radio peut sembler, à priori, grossier. Nous allons présenter notre extrait et voir ce qui rapproche pourtant la situation observée dans les zoos humains d'autrefois et celle observée dans ce type d'échange de parole.

Dans la séquence enregistrée, retenue et en partie retranscrite ici Difool, l'animateur, feuillette une revue pornographique composée d'annonces de rencontres. Il regarde les photos publiées dans ce magazine afin de les commenter à l'antenne d'un ton moqueur. Il affirme ensuite chercher un travesti laid, afin de lui téléphoner en direct. Le réalisateur de l'émission qui s'appelle Romano commente les propos de Difool. Ce dernier s'apprête à téléphoner à un travesti dénommé Sarah. L'échange commence ainsi :

« Difool : Alors attention, Sarah, travesti dominateur…. Lech, devant film X léchage de mhh, homme bisexuel bien membré, tu vas lui parler à lui Romano

Romano : Ah non, (rire).

D : Si, si, routier, homme bcbg, uniforme, sportif, de 13 à 23h.

Sarah : Oui allô ?

D : Allô ?

S : Oui

(…)

D : Ca va ça va alors euh j, on t'appelle pour l'annonce.

S : D'accord

D : Mm… mais à la base tu es un homme ou une femme ?

S : Devine mon chéri !

D : Mmmmmmmmm

R : Ohhhh coquine !

D : Oh ma coquine ! Alors comment on peut faire ?

S : Comme tu veux mon chéri

D : Mais tu fais quoi exactement explique-moi, explique-moi un petit peu parce qu'en fait on dé/

S : Des pizzas, des pâtes euh/

D : Voilà avec des champignons les pizzas je sais mais bon à part ça  ?

R : rires……………………………… et du fromage !

S : Comment ?

D : A part ça les pizzas tu fais quoi ?

S : Un petit peu de tout le ménage euh j'fais un petit peu de tout, je..

D : Bon moi ce qui m'intrigue en fait c'est ton clitoris de 19 cm pas 6

S : Ah

R : Impressionnant

D : Ca m'intrigue/

S : Qu'est ce que tu veux savoir ?

D : Bah j'aimerai savoir comment c'est com, com, com, comment c'est possible ?

S : Bah faut venir le voir chéri

R : Ouhhhhhhhhh ouhhhhhhh…+ rires

D : Tu conn, non mais c'est pas mal tout ça c'est intéressant en tout cas.

R : En tout cas bien monté hein !

D : Bah oui c'est pas mal…

S : Bah très bien merci !

D : … Au niveau du, au niveau du clitoris. Et tu cherches des hommes, des femmes ? tu cherches quoi exactement ?

S : Bah tu sais lire les annonces je pense ?

D : Bah oui mais c'est pas écrit dessus.

S : Ah bon bah alors c'est qu'tu sais pas lire.

D : Ah si j'ai vu, mais uniforme sportif, ah oui que des hommes, et bah écoute ça tombe bien on est des hommes hein ! voilà !

(…)

D : En fait on voulait juste t'appeler pour savoir si ça marchait bien les annonces que tu passais dans les magazines ?

S : Peu importe.

D : Bah non pas peu importe, on se renseigne.

S : Bah écoute j'suis pas un bureau de renseignement mon chéri !

R : C'est c'est pour un sondage ! rires……..

D : C'est t'es un ptit peu sèche hein !

R : Oui ah oui oui

D : C'est ca c'est le côté dominateur hein

R : (imitant la voix de Sarah) Oui je vais t'apprendre à vivre toi,

D : (imitant la voix de Sarah) Oui toi tu ? ? ? ? ? c'est moi qui pose des questions  !

R : toi tu commences à me taper sur les nerfs »

(…)

 

Cet extrait qui ne fait que retranscrire le début de l'échange (un peu moins d'1/5eme de l'échange complet) permet déjà de rendre compte de la façon dont il s'organise. Qu'observe t'on ?

Dans le choix que fait l'animateur de téléphoner à un travesti laid et en position de pratique sexuelle sur la photo du magazine le rapport d'extériorité et de mise à distance, propre à la logique de zoo humain, apparaît déjà comme évident. A travers ses questions et ses réflexions moqueuses il est encore plus flagrant. On remarque en effet que l'animateur a le projet, non seulement de construire, mais aussi de spectaculariser la différence. Le travesti est vu non pas comme un  même mais comme autre , non comme égo (ce que sont tous les autres intervenants dans cette émission) mais comme alter . Il ne s'agit pas, en effet, de s'adresser à un auditeur de Skyrock mais à un travesti considéré alors comme un spécimen anormal. Rappelons que ce spécimen est montré aux auditeurs de la station à son insu. Car dans un premier temps (c'est le cas dans l'extrait cité) le travesti ne sait pas qu'il est en direct sur une antenne nationale. Cependant, très vite, il va reconnaître Difool et va accepter de continuer de passer à la radio notamment en exhibant, par la parole (et de façon extrêmement crue) ses pratiques sexuelles favorites. Notons bien cependant que l'intervenant est alors libre dans son choix d'accepter ou non le contrat de communication qui lui est proposé. Au moment ou il reconnaît l'animateur et apprend qu'il est en direct sur l'antenne il est libre d'accepter ou non de passer du rôle d'observant à celui d'observé, libre dans son choix d'accepter ou non ce contrat principalement basé sur la monstration de sa différence. Il accepte et décide alors de passer du rôle d'observant à celui d'observé.

 

De la scène à la cage

Restons en à l'analyse de la séquence retranscrite ci-dessus. Si dans de nombreuses émissions de parole privée radiophonique il s'agit pour l'auditeur de monter sur une scène publique (on pense à la métaphore théâtrale) ici la logique est tout autre. L'idéal sous-jacent, n'est pas comme l'ont montré les anglais P. Lunt et S. Livingstone la scène publique ni même l'agora démocratique, mais bien la monstration de la différence.

On peut, certes monter sur une scène pour se montrer. Mais la scène c'est avant tout un rapport binaire entre celui qui est sur la scène (acteur, comédien, chanteur lecteur, musicien…) et le public, ce qui permet une liberté de parole. Or nous sommes là dans un rapport ternaire figé. En effet, le dispositif radiophonique met à distance les différents interlocuteurs au sein d'une tiercéïté : l'animateur - l'intervenant - l'auditeur, les trois occupants, à ce moment là, des places bien distinctes. Chacun de ces sujets est situé à distance de l'autre, tout en se trouvant dans une immédiateté temporelle (les émissions étant toujours diffusées en direct). L'échange de parole ne s'effectue pas entre le public et l'intervenant mais entre le média et l'intervenant pour séduire le public. Et c'est le média qui impose les règles. L'intervenant n'a d'autres choix que de les ratifier. En ce sens on peut effectuer un parallèle entre la place l'auditeur et le visiteur du zoo tant dans sa position que dans son choix d'action extrêmement limité : tous deux se trouvent dans un lieu d'observation avec à la fois une co-présence et une mise à distance de l'événement présenté, de l'humain chosifié. L'auditeur comme le visiteur du zoo est venu pour voir. Il observe. A l'écoute d'une telle séquence il fait le choix d'être là, regarde, s'amuse, s'attriste, reste un temps plus ou moins long, s'en va ou attend la fin du programme (équivalent à la fermeture du zoo). Sa liberté en tant qu'auditeur de l'émission comme celle d'un visiteur de zoo se résume à un choix binaire : s'attarder ou non. Rester là ou partir.

 

Le zoo humain contemporain : phénomène rare en radio

Dans ce type de programme, on ne se situe pas dans une adaptation contemporaine du zoo humain du type Real TV, mais on revient aux fondements même de ce qu'étaient les zoos humains d'antan montrant les populations « exotiques ». Sarah le travesti s'exhibant dans une revue représente une figure « exotique » postmoderne. Par rapport à cette figure les auditeurs occupent une place distanciée et volontairement extériorisée par l'instance médiatique. Cet exemple, en ce qu'il rejoint la problématique traditionnelle du zoo humain, est frappant. Mais ce type de parole, rappelons le, reste rare à la radio. Les animateurs des émissions interactives ne posent, en général, pas de regards critiques et dédaigneux sur la différence.

Pour conclure on notera un point qui nous semble intéressant : Difool prône le respect dans l'habillage de son émission avec un jingle récurent affirmant : «  Difool, total respect, zéro limite  ». Cette phrase est également l'accroche des publicités vantant ce programme. Or il y a contradiction dans cette union d'un respect total et de l'absence de limite. On l'observe dans cet extrait. Mais pourquoi Difool adopte-il cette démarche de monstration de la différence ? Est-ce pour rire ? Pour se moquer ? Pour dépasser les limites  ? Mais les limites fixées par qui ? Par la loi, par les bonnes mœurs, par les parents des jeunes qui écoutent ? Et est-ce que ce type d'échange langagier ne s'inscrirait-il pas essentiellement dans une logique d'audience ? Au delà de ces questions on observe en tout cas que la liberté de ton et la liberté d'expression - valeurs qui sont défendues haut et fort par Skyrock à chaque nouvelle mise en garde de la part du CSA - ne fondent pas nécessairement la tolérance et le respect de la personne humaine. Cela n'est pas étonnant à partir du moment où, comme c'est le cas dans notre exemple, les individus sont moins considérés comme des personnes à part entière que comme des animaux.