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Jean-Jacques Cheval
Maître de conférences à l¹Université Michel de Montaigne ­ Bordeaux 3
Chercheur associé au laboratoire CERVL- Pouvoir, Action publique, Territoire
(UMR 5116 du CNRS)
Responsable du Groupe de Recherches et d¹Etudes sur la Radio (GRER)


Cet article est paru dans Le monde et la centralité, Colloque TIDE, Maison des Sciences de l¹Homme d¹Aquitaine, sous la direction de Pierre Dubosq, Université Michel de Montaigne ­ Bordeaux 3, 26-28 avril 2000. (publication en ligne sur le site Internet de la Maison des Sciences de l¹Homme d¹Aquitaine, disponible sur http://www.msha.u-bordeaux.fr/)

Colloque : le Monde et la centralité. 26-28 avril 2000

 

Internet ou la déloc@lis@tion de la proximité ?

 

Résumé :
Le développement d’Internet est rapide et indéniable mais pour mesurer ses effets réels et ses conséquences, on doit encore souvent procéder par hypothèses. Les nouveaux services audiovisuels renouvèlent le vieux rêve d’ubiquité, l’information et la communication semblent délocalisées et décontextualisées. Qu’en est-il dans la réalité entre discours incantatoires, utopies et contingences socio-politiques.

Mots-Clés :
Internet, Webcam, Communication, Information, Délocalisation, Proximité, Ubiquité, Effets.

Une centaine d’ordinateurs étaient connectés à Internet en 1988, ils étaient 36 millions en 1998. En 1999, selon les sources, le nombre d’internautes était évalué entre 200 et 300 millions d’individus. À la croissance rapide des utilisateurs correspond une croissance tout aussi rapide des services disponibles. À partir de 1993, en relation avec l’apparition des premiers navigateurs et moteurs de recherche, le nombre de sites Internet a doublé tous les deux mois. Sur les dernières années, on assiste sans doute à un ralentissement de cette multiplication des sites, mais on mesure encore leur doublement au moins tous les ans.
Inconnu ou presque du grand public avant 1994, Internet est devenu le mot magique, la référence obligatoire, le parangon de la modernité et le symbole tout puissant d’une mondialisation de l’information et de la globalisation alors qu’aucun jour ne se passe sans qu’on n’évoque les “ start-up ” de la nouvelle économie, que ce soit dans l’extase ou avec effroi pour reprendre le titre d’un des dossiers “ Manière de voir ” du Monde Diplomatique en octobre 1996.
Il est pourtant évidemment trop tôt pour poser des jugements définitifs. Dans ce domaine des nouveaux médias, on travaillera comme presque toujours par hypothèses et prospectives et on sait quels dangers guettent ceux que se livrent à ces dangereux exercices. Il est certainement trop tôt pour proclamer avec le poète Irlandais W. B. Yeats : “ Tout a changé, changé fondamentalement, une terrible beauté a vu le jour ” . Référence incantatoire et abusive, Internet s’impose néanmoins comme un détour et un composant obligés de la réflexion sur la recomposition du monde, qu’il le ré-enchante ou l’ensorcelle, c’est selon.

Son implantation et son utilisation restent largement inégales et inégalitaires, mais l’Internet modifie déjà les modes de communication et les rapports au monde. Si la technique ne détermine pas la société, il n’en demeure pas moins que les révolutions techniques remodèlent forcément les fondements matériels de nos sociétés, et il en va ainsi de celle que nous sommes en train de vivre, centrée sur la modification à un rythme accéléré des différents procédés informationnels .
On laissera ici de côté les aspects économiques et industriels de ces modifications pour évoquer les aspects a priori plus communs, voire anodins d’une innovation qui transforme les pratiques individuelles et professionnelles, et que l’on aurait tort de négliger, car c’est bien “ dans les actions réciproques les plus quotidiennes, sans importance apparente, les échanges les plus futiles que se construit aussi la société ” .
Internet modifie notre façon de communiquer individuellement, l’échange interpersonnel, l’échange épistolaire loin de décliner est multiplié et aussi renouvelé. À travers le monde, la messagerie Hotmail gère 70 millions d’adresses, Caramail, 2 millions en France. On estime que le trafic quotidien d’E-mail concernerait 160 millions d’internautes, dont 5 millions pour la France. . Tout en se multipliant, les échanges interpersonnels écrits se transforment sous l’effet de l’usage des nouvelles technologies. “ C’est un véritable nouveau langage qui est en train de naître, nous dit-on, déjà baptisé “ emailisme ”. Quelque chose entre le parlé et l’écrit débarrassé des contraintes d’usage, inventant son propre alphabet ”. Une syntaxe simplifiée, les “ smileys ” et autres “ émoticons ”, en utilisant un langage d’initiés, permettraient une connivence et une liberté de ton beaucoup plus fortes entre internautes .
Les sciences humaines et celles de l’Information communication ont déjà pu se pencher de manière savante sur “ l’art de bavarder sur Internet ” ou sur “ la quasi-oralité de l’écriture électronique ” . Internet, à travers ses échanges, “ chats ” et forums, concerne l’individu, mais aussi les pratiques professionnelles inspirées du modèle qu’il était d’ailleurs strictement à l’origine ; Internet semblait alors fonder “ une communauté scientifique idéale ”. Si ce modèle initial né au sein du monde scientifique est remis en cause de diverses manières, il perdure également d’une certaine façon. Pour beaucoup de ses utilisateurs encore, “ en devenant un nouvel internaute, on ne devient pas seulement un utilisateur d’informatique de réseau, d’outils de communication ou de recherche d’information, mais on pénètre aussi dans un autre monde social où les rapports entre les individus sont égalitaires et coopératifs, où l’information est gratuite ”. Et si on peut s’interroger sur la réalité de ces formules, le degré de représentation et de construction mentale qu’elles révèlent, on ne doit pas négliger que “ la force de l’imagination sociale a été [et reste] l’une des composantes-clés de la naissance et du développement du cyberespace ”. Éric Maigret relève que les affinités qu’entretient Internet avec les valeurs dominantes dans les sociétés occidentales : le courrier électronique fonctionne comme un média interpersonnel où l’on peut confier ses émotions, ses indignations, ses joies tout en confirmant une tendance connue au renforcement de la sociabilité privée. En cela Internet répondrait aux deux grandes visions de l’individualisme contemporain simultanément égoïste et expressif. Il s’accompagne dans tous les domaines sociaux d’un balancement entre le repli sur de petits groupes affinitaires et un désir universaliste d’ouverture. Les techniques de réseau facilitent les échanges communautaires, familiaux, ethniques, ainsi que la relation à l’intérieur des groupes d’intérêt, des communautés de goûts ou de culture tandis que l’universalisme est entretenu par les fantasmes de connexion .
Nouveau moyen d’échange, Internet est aussi bien sûr un puissant vecteur de diffusion. À ce titre il concurrence et multiplie les possibilités d’information et de distraction. L’activité de “ broadcasting ” (lancer les messages à la volée) des diffuseurs a été précipitamment concernée par cet aspect du développement d’Internet qui débouche sur des pratiques de consommation culturelles déterritorialisées, affranchies des distances, des cadres légaux nationaux et des environnements culturels. D’autant que ceci se banalise tout aussi rapidement.
Ainsi Internet a été très vite mis à profit par les diasporas conjoncturelles ou plus stables pour leur communication et le maintien d’un lien avec leurs communautés d’origines. Les succès des serveurs comme celui du journal Le Monde ou de celui de France Info, sont attribués pour bonne part à des connexions provenant de l’étranger réalisées par des Français expatriés.
Ce qui fonctionne pour la France et vers la France fonctionne bien évidemment dans d’autres directions. C’est naturellement par Internet que les étudiants Erasmus Espagnols et Italiens à Bordeaux se sont tenus au courant des résultats des élections dans leurs pays respectifs durant l’année 2000.
Jo O’Rowland, restaurateur irlandais installé à Bordeaux, peut s’il le désire rester en contact avec les dernières nouvelles et potins de la ville de Castelbar en son Mayo natal en consultant quand il le souhaite le vénérable périodique Connaught Telegraph, né en 1828, dont l’édition Internet lui apprenait par exemple, en avril 2000, le passage en zone piétonnière de Westport's Bridge Street, l’annonce d’une enquête sur l’incendie de forêt de Barnacogue ou encore les suites des démêlées judiciaires entre les patrons de pubs d’Achill Island et deux policiers de la Gardaï irlandaise, accusés d’acharnement et de discriminations par les tenanciers de ces établissements, pour leur zèle entre autres à faire respecter les horaires de fermeture.
Bien sûr, rien d’exceptionnel dans ceci, sans besoin d’Internet, la lecture de la version papier du journal local partout disponible par le monde par le biais d’un abonnement postal en aurait appris autant à son lecteur , mais la nouveauté réside tout de même ici dans la mise sur un même plan d’accessibilité de l’information locale, nationale et internationale. Dans les mêmes conditions et facilités d’accès, dans des présentations similaires, ces différents types d’informations s’offrent aux internautes du monde entier, le Web tend à gommer toute hiérarchie entre ses contenus
Ce qui peut apparaître plus novateur encore est la mise à disposition de services sonores et visuels qui connectent instantanément l’internaute avec des lieux et des services qui lui étaient jusqu’alors inaccessibles, à moins qu’il ne se déplace physiquement. Les chaînes de radio et de télévision se multiplient sur Internet et des sites se spécialisent comme portails d’accès à ces services.
En France, l’un des plus importants de ces portails est le site Comfm. Héritier d’un serveur minitel spécialisé dans l’information professionnelle et confidentielle sur le monde de la radio, accédant en 2000 au statut de “ start-up ”, Comfm a pour vocation principale de permettre aux internautes de se connecter sur des radios, des télévisions, des webcams du monde entier diffusées sur Internet. En repérant, testant, référençant et cataloguant ces sites et leurs liens, Comfm offre une visibilité, non exhaustive mais suffisamment large, sur de nouveaux modes de diffusion .
Avec plus de 667 308 visites en mars 2000 selon Cybermétrie , Comfm figurerait parmi les premiers sites français consacrés aux médias. S’il se situe derrière les sites phares de la presse écrite (Les Echos : 7 112 699 connexions en mars 2000, Le Monde : 2 435 877, Libération : 1 583 932) Comfm affiche un nombre de connexions supérieur à ceux des sites de France 2 (477 000 visites) ou de NRJ (253 500 visites).
Récemment “ relookées ” par l’agence FKGB, l’image et la communication publicitaire de Comfm s’organisent autour du thème : "Vous n'avez pas fini d'être ailleurs". Les slogans publicitaires déclinés sont autant d’invitations humoristiques à un zapping effréné et mondial : “ Prenez une claque en direct sur la FM de Zurich, comatez aussitôt sur une plage de Ko Samui ” ; “ La bourse en japonais vous a donné la migraine, consultez la TV médicale sans rendez-vous ” .
Au 24 avril 2000, Comfm donnait accès, dans des conditions variables, à 3 563 radios, diffusées sur le web, la majeure partie étant des stations bénéficiant par ailleurs de diffusion hertzienne, les autres étant des nouveaux services de diffusion sonores spécifiquement conçus pour Internet. Par ailleurs Comfm proposait des liens vers 253 télévisions et 1 242 Webcams.
Le site permet une navigation entre les services par localisations géographiques, par thèmes, ou selon des catégorisations, agrégats, genres spécifiques divers. Ainsi en matière de radio, l’internaute peut choisir entre des radios alternatives, des stations blues, d’autres proposant des chansons d'amour, des classiques du rock, de la country, de la dance ou de la techno, des débats, des programmes pour enfants, de la finance, des stations généralistes, du gospel, du hard rock, du hip hop et du rap , des radios d’informations, du jazz, de la musique latino ou brésilienne, de la musique classique ou de la musique d'accompagnement, du new age, des oldies, des stations religieuses, du rock bien sûr mais aussi du soft rock, de la soul, des radios hispaniques, des programmes sportifs, des stations adultes et des stations jeunes, le top 50 ou les radios campus des universités et bien sûr de la world music…
Parmi cette offre 71 radios françaises figuraient, dont Wit Fm, radio bordelaise, qui fut la première en janvier 1996 à verser l’intégralité de son programme sur le web. S’attirant presque immédiatement les manifestations de satisfactions enthousiastes d’auditeurs francophones dispersés à travers le monde .
Aux Etats-unis, le phénomène de diffusion de programmes radiophoniques sur Internet a atteint une ampleur importante. Selon une étude Arbitron du début de l’année 2000, 15% des internautes déclarent écouter la radio de cette façon, contre moins de 1% seulement 18 mois auparavant. Ceux qui se connectent sur un service audio, l’écoutent parfois durant plusieurs heures par jour, notamment pour ceux qui utilisent leurs ordinateurs de manière professionnelle . Selon Stéphane Lacombe, créateur et dirigeant de Comfm, en France, les internautes, adeptes de ce genre de pratiques, consacrent 15 à 20 minutes par jour à l’écoute de la radio sur Internet.
Ce qu’introduit déjà Internet, c’est sans doute ce changement d’échelle et de volume (et de volumes simultanément disponibles) qu’apportent les flux d’informations et de contenus véhiculés par le réseau, ainsi que l’inscription hors d’une géographie des distances des communications et des modes de diffusion. Là où pour le téléphone la réalité tarifaire interdisait que l’on confonde son voisin de palier avec ses correspondants d’outre-atlantique, Internet met à égalité les liaisons et les communications, quelque soit la distance. Pour les Etats-Uniens c’est même mieux, empruntant des circuits locaux et gratuits pour leurs communications Internet, il leur revient moins cher d’inonder leurs correspondants d’Email et d’écouter une radio sur le réseau pendant des heures que de téléphoner dans l’Etat le plus proche. Pour les radios locales, le paradoxe est d’atteindre par ce moyen de diffusion des audiences potentiellement mondiales alors qu’elles furent conçues comme médias de proximité. Mais il est vrai que la proximité, notion subjective et mouvante, n’est plus synonyme de contiguïté ou de ressemblance dans l’aspect ; elle renvoie de plus en plus à l’idée de continuité, d’émanation et de diffusion.
La télévision sur le web pourrait apparaître plus fascinante encore, elle reste en fait limitée dans son développement essentiellement pour des raisons techniques. La taille des images réduites, leur défilement encore saccadé et peu stable bride le plaisir que l’on peut avoir à bénéficier d’une diffusion télévisuelle sans frontière sur Internet. Par contre les webcams connaissent pour leur part une notoriété et un succès croissant.
On connaît sans doute déjà assez bien la version égrillarde ou impudique de ceci “ les webcams de filles ” (selon l’euphémisme employé par Comfm pour les désigner). Par le biais d’un écran informatique, l’internaute pénètre dans l’intimité de jeunes femmes qui témoignent d’une forte propension à se déshabiller seules ou accompagnées devant la caméra de leurs ordinateurs personnels. Il semble alors se trouver en position de voyeur devant un trou de serrure, et joue au jeu de la petite souris indiscrète. Toutefois, sur ce genre de site, le plus souvent le rappel à l’ordre et à certaines réalités passe par une demande appuyée d’un numéro de cartes bancaire ou de carte de crédit si l’on veut continuer à voir, à voir mieux, et à voir plus. Ainsi rapidement par le retour vers cette convention de transaction, le sentiment de la transgression s’estompe et ramène immédiatement l’internaute fureteur vers plus de convenance ou bien quelque chose de tout bonnement moins inattendu.
Mais c’est aussi dans des versions plus publiques et grand public que les webcams titillent également la curiosité. Installées sur des toits des bâtiments publics, à des carrefours, dans des magasins, dans des entreprises (elles sont particulièrement nombreuses dans les entreprises médiatiques), des restaurants ou des bistrots, fonctionnant en permanence ou réactualisées périodiquement selon des intervalles assez courts, les webcams prétendent nous faire assister au spectacle du monde – pas celui de la grande ou de la petite actualité médiatisé mais celui de tous les jours et du tout un chacun, un spectacle en vue directe sans médiateurs, ni mise en scène.
Pour l’expérience, durant la soirée du lundi soir de Pâques 2000, j’ai emprunté de chez moi le chemin de ces webcams publiques. Ma première étape fut de me rendre au Crown Bar situé au 46 Great Victoria Street à Belfast. J’y ai observé, dans une ambiance plutôt aérée, installé au bar, un couple converser et consommer tout autant, juste face à la caméra, tandis que défilait la clientèle dans leur dos .
A 160 kilomètres plus au sud, une caméra filmait 0'Connell Bridge, pont plus large que long de Dublin . Elle me permettait de constater qu’il faisait nuit à Dublin et qu’il pleuvait aussi ce qui faisait briller et miroiter joliment les lumières de la ville et des automobiles, mais qui ne semblait guère du goût de piétons pressés empruntant le pont pour traverser la Liffey.
Plus à l’Ouest il faisait également nuit et il pleuvait à Sligo, mais ici O'Connell Street était parfaitement déserte. Décalage horaire aidant, j’ai pu retrouver la clarté du jour à New-York. Depuis une caméra placée sur un immeuble de la 40ème rue, je disposais d’une vue plongeante sur la “ skyline ” du sud de Manhattan . Une autre caméra plus près du sol me permettait d’observer l’animation trépidante de Times square . La caméra motorisée balayait le célèbre carrefour et me faisait assister en cette fin d’après-midi aux allers et venues de New-yorkais et de touristes mêlés, tandis que défilaient les taxis jaunes. Ce qui pouvait me donner l’envie d’en emprunter un et je pouvais justement le faire en me connectant à la caméra installée dans un de ces taxis. Pour l’instant, il était à l’arrêt prolongé, garé le long de ce qui semblait être Central Park .
Quelques minutes plus tard et quelques clics de souris plus loin, je suis passé par Chicago, San Francisco, Tokyo, Hong Kong, Sydney, Durban, Beyrouth, pour revenir vers l’Europe et la Plaza del castillo de Pampelune où là aussi régnait la nuit . Baignée d’une lumière douce la place était encore traversée par les ombres de quelques noctambules navarrais attardés.
On peut bien sûr sourire (et c’est le but) à l’évocation de ce tour du monde en moins de 80 minutes, dont l’illusion ne trompe personne mais qui n’est pas pour autant anodin, ni non plus inutile. Avec Internet, une fois de plus resurgit le vieux mythe de l’ubiquité, du village global et d’une communication universelle et instantanée, qui serait à la fois communication de masse et interpersonnelle et permettrait aux individus d’être partout et nul part à la fois. Les réseaux cybernétiques semblent accomplir “ la prouesse relativiste de comprimer l’espace du globe, par l’artifice électronique de la compression temporelle des données, des informations usuelles et des images d’un monde désormais forclos. Ici n’est plus ; tout est maintenant ! ” nous dit Paul Virilio .
Il serait aisé bien sûr de faire référence aux expressions plus anciennes de cette même mythologie ou d’utopies similaires, de cette utopie planétaire qu’évoque Armand Mattelart . Le télégraphe (qu’il soit optique ou électrique), ou bien le téléphone ont offert nombre de discours emphatiques sur les capacités sans bornes de communication offertes aux contemporains de leurs émergences. Il en a été de même avec la TSF devenue radiodiffusion. En avril 1932, Sacha Guitry prononçait ces mots devant un micro radiophonique : “ (...) vraiment c'est effarant. De penser qu'on m'entend peut-être à Téhéran!... De penser que des gens tout à fait différents. De race et de pays, de langage et de classe, sont à l'écoute en ce moment... Le riche en son palais, l'artisan, l'ouvrier, le paysan dans sa chaumière, le poète dans son grenier... Le matelot sur son voilier... J'en imagine des milliers... Et j'en vois sur toute la terre !... (...) On n'en est pas encore à se tendre la main mais, grâce à toi, déjà comme on tend bien l'oreille ” . Avant-guerre, pour nos grands-parents les plus fortunés, il était tout aussi fascinant d’écouter tour à tour Paris, Londres, Berlin, Luxembourg, Rome ou Hilversum que de surfer aujourd’hui sur le Net . Aux XIXème siècle, Hippolyte Taine, dans son "Voyage aux Pyrénées", écrivait "On voyage pour changer, non de lieu, mais d'idées" et n’est ce pas à ce petit exercice virtuel que se livraient par le biais de leur postes de radio les auditeurs cosmopolites de la TSF et auquel je peux moi-même me livrer grâce à un ordinateur. À travers la machine, j’observe ou écoute des lieux où je n’irais que plus tard ou jamais, je peux revoir des lieux visités autrefois dans une représentation brute offert par les webcams, d’une nudité sans apprêt. Elle m’aide à me remémorer ces endroits et je peux éventuellement communier, partager, me sentir proches des amis et connaissances qui habitent en ces lieux.
Cela ne change pas le monde évidemment, mais on oublie trop souvent que si les médias sont des éléments d’informations, ils sont aussi, et énormément, des instruments de distraction et d’évasion. Pourquoi Internet, s’il est un nouveau média, devrait-il déroger à la règle. En surfant sur la toile, au fil de ce vagabondage illusoire, c’est la recherche du plaisir de se sentir effectivement ailleurs que l’on recherche. La conscience de ceci n’obère pas le plaisir de cela.
Au-delà du principe de plaisir, il est possible de ne pas en rester là et de poser des problématiques plus englobantes sur le développement d’Internet. La multiplication des radios diffusées par Internet pose par exemple la question des cadres légaux, réglementaires, de la régulation de ces nouveaux services que l’on qualifiera ou non audiovisuels. Quels droits d’auteurs, quelles rémunérations pour les compositeurs, les interprètes dont les œuvres sont diffusées mondialement. Quel avenir pour les exceptions culturelles et notamment par exemple pour les quotas de chansons d’expression française et les pourcentages de nouveaux talents imposés aux diffuseurs radiophoniques par un Conseil supérieur de l’audiovisuel français ou par d’autres hautes autorités de l’audiovisuel dont les compétences s’arrêtent aux frontières des Etats.
Par ailleurs, on ne peut que constater les inégalités profondes qui accompagnent le développement d’Internet, réduisant au passage à néant les illusions universalistes de ses chantres. Les statistiques abondent de constats convergents. En 1998, sur les dix premières firmes mondiales informatiques, huit étaient américaines, les deux autres japonaises et les 13 premiers fournisseurs mondiaux d’accès Internet étaient tous Américains. En 1999, les États-Unis et le Canada réunissaient 56% des internautes, l’Europe 23,5%, la région Asie-Pacifique 16,7% et les 3,8% restants étaient localisés dans le reste du monde . Selon Jacques Guidon, professeur à l’Université de Nantes, on compte un poste informatique connecté au réseau Internet dans les pays en voie de développement pour 10 000 connectés dans les pays industrialisés.
Enfin, la toile du web loin de ressembler à une réalité évanescente, déconstruite et perpétuellement mouvante comme l’imaginaire se la représente, s’inscrit dans une géographie réelle et une structure qui ne doit rien au hasard. Philippe Quéau, directeur de la division Informatique et Information de l’Unesco, souligne que : “ Le pouvoir des opérateurs de télécommunication américains est aujourd'hui tel que les États-Unis sont devenus la plaque tournante, (…) le carrefour des télécommunications mondiales, plus particulièrement d'lnternet. Ils ont désormais les moyens, du fait de leur puissance financière, de leur avantage concurrentiel croissant et d'une dérégulation généralisée, de venir installer, en Europe et en Asie, leurs propres systèmes de commutation et leur propre logique de réseau. (…) Une liaison Paris-New York ou Londres-New York est moins chère qu'une liaison Paris-Londres. En conséquence de quoi, la Virginie est devenue la plaque tournante des liaisons intra-européennes. Les fournisseurs européens d'accès Internet sont obligés de se connecter aux États-Unis en priorité. De même, dans toute l'Asie-Pacifique, plus de 93 % de l'infrastructure Internet sont tournés vers la Californie ”. Faute de nœuds d’échanges régionaux, un message envoyé du Sénégal vers la Mauritanie a toutes les chances de transiter par les États-Unis ou par la France .
Du contrôle des réseaux, on glisse vers la question du contrôle des contenus, qui peut se réaliser tout simplement par une submersion numérique, quantitative. 80% des sites Internet sont rédigés en anglais, langue parlée par 10% de la population mondiale. Sur les 3 563 liens radiophoniques proposés par Comfm, 2 173, soit 61%, étaient Etats-Uniens, pour 4,4% en provenance d’Asie (157 liens) ou 0,77% Africains (27 liens). Curieusement les disproportions concernant les télévisions ou les Webcams étaient bien inférieures entre les États-Unis et le reste du monde. Les risques de dépendance culturelle sont bien là et si Internet ne le crée pas fondamentalement, il peut les amplifier fortement
Dans son bilan du Court XXème siècle l’historien anglais Eric Hobsbawm atteste que le phénomène est ancien. À travers l’exemple évident du rock ‘n’ roll qui est devenu depuis les années 50, “ le langage universel de la culture des jeunes ”. “ Dans le domaine de la culture populaire, le monde était américain ou il était provincial, écrit-il. À une seule exception près (le foot-ball), aucun autre modèle régional ou national ne s'imposa mondialement, même si certains eurent une forte influence régionale ” . On peut tout aussi bien penser qu’Internet ne fera que renforcer ceci, en ayant conscience d’ailleurs, qu’Internet ou pas, les Américains et leurs médias affichent de formidables aptitudes à absorber intégrer, couler dans un même moule, la diversité culturelle. Des aptitudes qui se sont exprimées et ont été appliquées d’abord chez eux-mêmes. “Les Etats-Unis ont été très tôt confrontés à l'urgence de créer des signes de ralliement universels pour répondre à la nature composite de leur population, faite d'émigrés, de races, d'ethnies diverses. Urgence qui les hante depuis la guerre de Sécession et à laquelle la culture de masse apportera une réponse. […]. On oublie peut-être trop souvent que le premier effort d'amalgame a eu pour cible la société nationale elle-même. Le premier test, en fait, de la valeur universelle des programmes nord-américains (comme d'ailleurs de leur rentabilité) se réalise à l'intérieur du territoire national ” .
D’un autre point de vue, pour Tim Berners-Lee, animateur et dirigeant du World Wide Web Consortium (W3C) “ Le risque de fermeture existe en deux sens différents. Il y a d'abord le risque déjà longuement commenté à propos de la télévision, celui de la “ culture McDo ”. Et puis il existe un risque plus spécifique au Web, celui que certains internautes tombent dans une espèce de trou culturel, où ils s'enfermeraient en suivant uniquement les liens hypertextes des sites qu'ils ont déjà vus. Le Web favorise des phénomènes de renforcement au profit de cultures extrêmes, dont il devient difficile de s'échapper. Mais je crois qu'il faut faire confiance à l'esprit humain ” . Ainsi Internet qui se constitue comme une invitation à un nomadisme permanent au cœur d’une mondialisation triomphante - dont il serait à la fois le témoin et l’un des instruments - ne pourrait être que la chimère d’un voyage immobile. Mais, de fait, rien n’est encore définitivement écrit et la lecture du réel mérite, qu’en la matière, on dissocie les enjeux en même temps que les usages.

Internet or proximity delocation ?

Summarise:

Internet development is quick and indisputable but to measure its real impacts and consequences, people should still often use assumptions - The new media services renew the old ubiquitous dream. Information and communication seem to be delocated and out of context - What is the real situation listening to incantatory speeches, utopia and
socio-politic contingencies ?

Key words :

Internet, Communication, Information, Delocation, Proximity, Ubiquitous, Impacts.

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